L'une des caractéristiques les plus constantes de la philosophie de Gilles Deleuze est sans doute à chercher dans le rapport très paradoxal que ce penseur n'a cessé d'entretenir avec ce qu'il appelait tantôt la " non-philosophie " (d'abord les sciences, les arts et la littérature, mais aussi la psychanalyse, la politique, l'économie, la géographie, l'animalité...), tantôt une " compréhension non philosophique " qui opérerait non plus par concepts mais par " foncepts " (les fonctions de la science), " affects " (les blocs d'émotions de l'art, notamment de la littérature), et " percepts " (les blocs de perceptions impersonnelles de l'art, notamment en peinture et en cinéma).
D'un côté, en effet, Deleuze n'a cessé de rappeler combien ce rapport ou cette compréhension pré-philosophique était constitutive du geste philosophique lui-même, au moins pour toute recherche de " nouveaux moyens philosophiques d'expression ". Mais d'un autre côté, il n'a cessé de se démarquer de toute philosophie de la culture comme de toute philosophie trop érudite ou trop spécialisée : la philosophie n'a nul besoin d'autre chose que d'elle-même, et philosopher c'est tout sauf savoir, c'est-à-dire dépecer, s'approprier ou s'annexer des pans de l'expérience humaine qui ne dépendent pas de soi et vivent très bien sans soi.
Dès lors, tout se met à vaciller : entrer en rencontre nécessaire avec la non-philosophie serait-ce donc savoir sans savoir, voir sans comprendre, comprendre sans savoir, et " sortir sans sortir " selon la belle formule du poète Ghérasim Luca ? Le premier sens de ce numéro Deleuze de la revue Europe serait d'essayer de démêler ces questions (non de les résoudre, mais de les penser, de les diffracter, et peut-être de les pousser plus loin) en respectant d'abord et autant qu'il est possible les multiples manières dont Deleuze a pu tisser ce rapport si troublant à la littérature, au cinéma, aux arts plastiques, à la politique, à l 'économie, à la psychanalyse...
Il s'agit simultanément de rendre Deleuze à sa sauvagerie ou au caractère volcanique, inassignable, fragmentaire et à jamais problématique de sa philosophie. A rebours, il importe aussi de tenir compte des multiples manières dont des " non-philosophes " (écrivains, cinéastes, musiciens, psychanalystes, militants politiques, logiciens...) peuvent se rapporter à Deleuze et y trouver, d'une façon ou d'une autre, leur miel.
Car le rapport de Deleuze à la non-philosophie fonctionne aussi dans l'autre sens. Et il est essentiel de comprendre comment.