L'on n'a pas fini d'explorer le devenir et la permanence de Jules Verne, écrivain hors normes dont la personnalité et les écrits ne cessent de se constituer, année après année, en un test de Rorschach complexe et irrécupérable pour quelque cause que ce soit, chacun s'acharnant à lire en Jules Verne ce qui n'est peut-être que le reflet de ses propres attentes : écrivain pour la jeunesse, chantre du progrès techno-capitaliste, libertaire masqué, admirateur des héros de toutes les libérations politiques et coloniales, réactionnaire raciste et antisémite, homosexuel refoulé, misogyne, mauvais père et mauvais époux, éternel adolescent voué au culte de quelques jeunes visages féminins inoubliés, écrivain besogneux à deux volumes par an, fantaisiste juvénile qui ne cesse de déposer des éclats de rire sous ses pages, inventeur génial d'une nouvelle forme de merveilleux en littérature, digne héritier d'une trilogie prodigieuse constituée par Hoffmann, Poe et le premier Balzac, authentique novateur dans l'imaginaire de la modernité, classique nourri de Virgile, de l'Arioste et de Chateaubriand, honnête homme de son temps admirant Zola et Wells, oui, Jules Verne, c'est peut-être tout cela à la fois. Son œuvre est immense et réserve bien des surprises. Le meilleur Verne, comme le montre ce numéro d'Europe, est un écrivain aux multiples arrière-plans, parfaitement maître de son écriture, et pour qui le récit d'exploration n'est que prétexte à une méditation foncièrement poétique quant à l'inconnaissabilité d'un réel que les mots ne parviennent pas à maîtriser, quant aux aléas de l'inscription de l'être dans un espace-temps tyrannique, quant à l'affrontement, même, avec les visages divers du Père et de la Loi.