Sans doute est-il indispensable de revenir périodiquement à l'oeuvre de Flaubert. Car celui qui, selon le mot de Barthes, "a constitué définitivement la littérature en objet" marque une étape décisive dans l'histoire de notre modernité. OEuvre-monument, oeuvre-continent, dont bien des aspects, malgré les lectures de Blanchot et de Genette, de Sartre et de Bourdieu, malgré les riches travaux qui l'ont envisagée d'un point de vue narratologique, sémiologique ou poéticien, restent encore à explorer. Le présent numéro d Europe propose des analyses sur les procédés et processus utilisés par Flaubert pour aboutir à ce style qu'il souhaitait "rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences". Mais des aspects plus inattendus, plus surprenants sont aussi abordés. Il est au moins un point, en effet, sur lequel l'oeuvre est à l'image de son auteur, c'est son caractère complexe et contradictoire. Car le chantre de l'impersonnalité constitue une écriture de la sensation qui puise consciemment dans l'héritage de la littérature romantique ; l'ermite de Croisset, le solitaire du "gueuloir" est un voyageur ; l'épistolier qui vitupère l'époque à longueur de pages, et à qui on pourrait appliquer la formule qu'il employait après le décès de Théophile Gautier : "Il est mort du dégoût de la vie moderne", est aussi un homme en dialogue constant avec les oeuvres des artistes et penseurs de son temps, de Manet à Courbet, de Hegel à Ravaisson, de Maine de Biran à Tocqueville et aux positivistes ; le prophète de la littérature comme seul absolu, du refus de tout engagement, développe pourtant une politique et une éthique de la littérature ; l'homme qui croit ferme à la science élabore aussi, comme l'affirme ici Jacques Rancière, "quelque chose comme un poème de la faillite du savoir". C'est ce Flaubert riche et complexe, homme de ruptures et d'admirations, l'écrivain sans doute le plus transparent et le plus secret à la fois du XIXe siècle, que ce numéro d Europe souhaite faire redécouvrir.