Longtemps, on n'a pas " témoigné " en littérature. Le fait qui consiste, pour le survivant d'un crime de masse, à rédiger et à publier le récit circonstancié des violences dont il a été le témoin pour les porter à la connaissance de tous est une pratique sociale récente, qui s'est inaugurée comme telle au début du XXe siècle, dans le sillage de la Première Guerre mondiale et du génocide des Arméniens. Bravant parfois la censure, n'hésitant pas dans certains cas à mettre leur propre vie en danger, c'est avec " la violence d'une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ", comme le disait Primo Levi, que des survivants, depuis le début du siècle dernier, ont ressenti le besoin de raconter les événements dont ils avaient eu la cruelle connaissance. On mesure mieux ce que signifie l'impératif de témoigner quand on sait que les rescapés de crimes de masse ont souvent été incités à se taire et à oublier. Le danger de n'être pas entendus, ni crus, est si bien pris en compte par les survivants que leur attitude d'auteurs se calque souvent sur le serment du témoin qui dépose en justice. S'opposant à l'art de la vraisemblance romanesque, le témoignage s'oblige à un art de la vérité. Il aspire à faire lumière sur les ressorts du crime dans l'espoir d'en conjurer la répétition. Ce faisant, il incite aussi à repenser les rapports entre liberté artistique et éthique de la responsabilité. Les notions d'auteur et de création s'en trouvent renouvelées, tout comme la définition des formes de l'" engagement " en littérature. De la Grande Guerre au génocide des Arméniens, des camps staliniens de la Kolyma à l'extermination systématique des Juifs d'Europe entreprise par l'Allemagne nazie, des bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki aux crimes de masses commis au Cambodge et Rwanda, de l'exil rural forcé dans la Chine populaire des années 1968-1980 à la " décennie noire " qui ensanglanta l'Algérie, ce numéro d'Europe invite à une nécessaire réflexion sur l'acte de témoigner en littérature. Puisse-t-il contribuer à marquer un tournant dans l'histoire de la réception d'un genre qui demeure encore trop souvent relégué dans une position marginale, alors même qu'il a su proposer, selon les mots de Georges Perec, " l'exemple le plus parfait de ce que peut être la littérature ".