Les dimensions de l'Europe ne coïncident guère entre elles, selon qu'on considère ses institutions et ses marchés, ses peuples et leurs langages, ses croyances et ses pratiques, ses styles et ses oeuvres. La "maison commune" ne comporte sans doute pas de scène commune, si l'on entend par cette expression la matrice d'une pensée unifiée ou la fabrique d'un art fédérateur. Elle compte en revanche des centaines d'écoles et d'ateliers, de troupes et de lieux, de salles et de festivals qui composent une constellation théâtrale. Ses traits convergents, bien nets, ne sauraient masquer les particularismes qui s'attachent toujours aux langues et aux codes gestuels, aux sources littéraires et aux genres scéniques, aux répertoires nationaux et aux traditions de jeu, aux institutions politiques et aux pratiques administratives, aux bâtiments et aux équipements, au statut des établissements et, surtout, à la personnalité des artistes. Il n'appartient pas à ces derniers d'inventer au nom des citoyens la forme future de l'Union. Leur rôle ? Manoeuvrer des matériaux de fiction, mais aussi donner vie à des documents ; encourager les projections, mais encore suggérer des associations. Si elle renonçait à la dimension imaginaire et se privait de réfléchir à ses possibles configurations, l'Europe ne pourrait prétendre qu'au statut de club monétaire ou de ligue policière. L'hypothèse est donc la suivante : un théâtre multipolaire, bruissant de toutes ses langues, peut se révéler un cadre adéquat pour aider à penser une entité politique hétérogène, une communauté composite, une collectivité en devenir.