De quoi riait-on, de quoi pleurait-on au Moyen Âge ? Comment vivait-on l'amour, l'amitié ? Ces questions toutes simples ont longtemps paru insolubles aux historiens. Seul ou presque, Lucien Febvre avait appelé dès les années 1930 à " reconstituer la vie affective d'autrefois ". Mais cet appel, pendant des décennies, n'a guère suscité de vocations. C'est tout récemment que l'intérêt des historiens pour les émotions s'est éveillé, à la faveur d'un changement de perception beaucoup plus général et en écho aux travaux menés dans plusieurs autres disciplines décidées à penser les émotions, voire à considérer l'émotion elle-même comme une forme de pensée. La psychologie cognitive, la philosophie analytique, les neurosciences, l'anthropologie ont mis au jour le tissage serré qui unit indéfectiblement les émotions et la raison, ainsi que la production culturelle des affects, et ce grand chambardement a modifié jusqu'à notre regard sur le passé.
L'histoire n'en pouvait rester indemne. Encore moins l'histoire médiévale, si longtemps prisonnière, dans ce domaine, de caricatures et d'à peu près. On avait longtemps considéré, en effet, qu'au Moyen Âge, cette " enfance de l'Europe ", les émotions des individus et des peuples étaient elles-mêmes infantiles, impulsives, mal maîtrisées : à cette préhistoire émotionnelle aurait succédé bien plus tard la maturité des manières policées liées à une rationalisation croissante. Or nous savons aujourd'hui que les émotions sont culturellement produites, qu'elles sont à l'œuvre dans les processus de décisions rationnelles : toute leur trame historique est donc à reprendre.
C'est ce grand chantier, ouvert depuis quelques années en France et à l'étranger, que nous font visiter les textes réunis ici par l'historienne Piroska Nagy.