Éthique et phénoménologie : en ouvrant un tel dossier, on rencontre d'abord un projet magnifique, mais sans doute démesuré, celui d'une refondation phénoménologique de l'éthique comme science rigoureuse. La définition liminaire de la phénoménologie impliquait au moins un tel pari, dont témoignent en particulier les différents cours professés par Husserl sur le sujet (et regroupés pour la plupart dans les Husserliana XXVIII en 1988, en cours de traduction en France ; ainsi que dans les Husserliana XXXVII, publiés en 2004). On sait pourtant qu'en voulant exhumer la validité inconditionnée des actes éthiques, et formaliser l'éthique sur le modèle de la logique, Husserl achoppa sur les pires difficultés. Le problème s'énoncera chez Lévinas en toute clarté, sous la forme d'un paradoxe fondateur l'injonction éthique apparaît dans le visage d'autrui, mais comme l'au-delà de toute apparition possible ; l'éthique pousse la phénoménologie à la limite d'elle-même, mettant directement en cause le telos théorique de la donation en personne, et plus généralement toute primauté du théorique.
Mais l'éthique ne s'offre pas seulement à la description phénoménologique comme un domaine limitrophe ou périlleux. Elle est aussi ce qui rend la phénoménologie à sa vocation première et nous replace en son centre, comme posture d'auto-éclairement, d'auto-élucidation ou d'auto-appropriation de soi par soi. Une téléologie est à l'oeuvre dans le projet phénoménologique lui-même, sous une forme clairement rationaliste chez le dernier Husserl, et sous une forme dissidente dans le thème de l'appropriation-authenticité chez Heidegger. Une telle posture ne demandait qu'à être explicitée et dépliée selon toutes ses conséquences, depuis Husserl et Heidegger jusqu'à Sartre, Merleau-Ponty ou Lévinas. Quelle sagesse s'attend dans le geste même de l'épochè phénoménologique, et plus généralement dans la tenue ou la retenue du philosophe ?