"Dans le Lexique, [les mots] s'agitent à la façon des pucesdans les poils du chien et sautent de-ci de-là, parfois bonds immenses, parfoisd'un poil à l'autre. Ils tissent alors des fraternités étranges que Lucrècetrouvait condamnables parce qu'elles produisent des monstres comme dans lesimages où une tête humaine vient à se souder à un corps de taureau. Varronplongea sa vie dans cette marmite grouillante et instable et, malgré le soinqu'il prit à rationaliser en introduisant des règlements exportés de lagrammaire, rien n'y fit ; ceci sautait à cela.
Le Lexique que jepropose est donc de cette espèce : il fait cause commune au mouvement des imageset peut, modeste, s'attarder sur un détail ou, vaniteux, aller au-devant desplus grandes monstruosités, tout comme Lucrèce qui, tout en disant "cela ne sepeut" , laisse aller son imagination à des combinaisons de corps ou de végétauxqui n'auraient pas déplu à Ovide". (Christian Bonnefoi) Second tome du Traité de peinture, ce Lexique des termes de la peinture estcomposé comme un roman lexical.
Renouant avec la tradition des traités de laRenaissance, Bonnefoi prolonge l'action de la peinture et son savoir muet, satechnè, dans le médium du langage. Les rubriques classées par ordre alphabétiqueet appelées à s'enrichir virtuellement se développent dans des registresd'écriture variés passant de l'élaboration conceptuelle d'un terme à soninscription dans une histoire des techniques de la peinture ou à sa reprisepoétique.
Ainsi en est-il par exemple des notions de "détail" , "condensation" , "effacement" , "mode d'exposition" , "seuil" , "verso" ou encore du "collage" parmi une centaine d'autres termes du Lexique. Véritable "dispositif" , qui constitue avec le "Tableau" et le "Remake" l'un des troismodes techniques de la pratique de Bonnefoi, le "Collage" se développe dansune réflexion sur l'épaisseur du plan, la profondeur d'une réserve qui remonte àla surface picturale et la déborde, comme les souvenirs de la mémoireinvolontaire ou les "avant-corps" qui se détachent du "tableau" , tels lessimulacres de Lucrèce.
Comme l'écrit Bonnefoi, le collage n'est pas réductible àcette invention technique des cubistes, "il signifie que la surface commeentité, héritée du Quattrocento, n'est plus apte à accueillir les nouvellesformes, qu'il faut la dupliquer, voire la démultiplier, développer son expansionaussi bien dans ses marges que dans son épaisseur et sa matérialité" . Ce précepte vaut du même coup pour la langue où "le mot qui va prendre enrelais la pointe la plus avancée de la peinture ne s'en détache pas pour autantentièrement ; il en conserve la coloration qui est sa façon à elle, la peinture, d'exister au-delà de son lieu, c'est-à-dire dans la langue" .
La correspondanceépistolaire (avec Jean Louis Schefer, Gilles Hanus, Pascal Bacquè, NorbertHillaire, Michel Guérin ou Dina Germanos Besson) s'invite dès lors elle aussidans l'élaboration des notions, qui convoquent pêle-mêle l'événementbiographique, l'instance de la critique historique, la rêverie, larecommandation adressée au peintre, ou encore la description fine de sesopérations. Empruntées à la philosophie (l'accroissement du réel deBergson), à la poésie (le calme bloc de Mallarmé), ou au roman (le Pays del'Obscur de Proust) ou encore construites depuis l'expérience du peintre (commece que Bonnefoi nomme la division de la division), les notions du Lexiques'étoffent et densifient la constellation des relations qu'elles entretiennententre eux au fil d'une lecture ouverte sur un labyrinthe des circulationspossibles.
Ce second volume du Traité comporte, en première partie, une introduction au Diagramme, qui est une mise en espace et une stratificationde l'oeuvre de Bonnefoi.