" Il y aura toujours des amoureux de Shelley, mais ce livre n'est pas pour eux. " Voilà donc le lecteur averti : la biographie de Richard Holmes lui fera plus souvent franchir le seuil d'un enfer dantesque qu'elle ne le ravira dans le bleu virginal de cieux éthérés. L'ange Ariel, si cher à André Maurois, retrouve ici son poids de chair et de sang, avec toutes les facettes et les tourments d'un humain qui ne fut, loin s'en faut, pas toujours pur, s'il fut certes épris de pureté.
Mais là réside précisément la force singulière de cette biographie : car ce qu'elle nous donne à aimer bout du compte, ce n'est pas _ ce n'est plus _ cette image idéalisée, et quelque peu émasculée, qu'une postérité victorienne soucieuse de respectabilité a cherché à donner de lui, mais un homme que sa sensibilité à fleur de peau, sa soif de savoir en tous domaines, sa passion impétueuse et son caractère indomptable exposèrent parmi d'autres, mais plus que d'autres, aux difficultés, aux drames, aux aveuglements aussi, qui sont le lot de toute existence humaine.
Si Shelley apparaît alors comme un héros, c'est comme un héros tragique ; et s'il s'avère un génie, ce n'est plus le fruit d'une idolâtrie mais d'une juste reconnaissance. Du même coup, c'est l'oeuvre qui se trouve tout entière remise en perspective : Shelley n'est plus seulement le poète lyrique que l'on a voulu privilégier, il est un pamphlétaire, un polémiste, un traducteur, un penseur, un essayiste, qui s'indigne des injustices de son époque, et participe à ses combats en même temps qu'il essaie de la comprendre en profondeur par toutes les voies d'accès et dans tous les registres de l'écriture.
C'est donc aussi tout un tableau de l'Angleterre à l'aube du XIXe siècle que nous offre Richard Holmes et, par là-même, des débats toujours actuels qui agitent la civilisation industrielle naissante, qu'il s'agisse de la religion, des tabous moraux, du mariage, de la pauvreté, des institutions politiques, où il devient peu à peu patent que Shelley, jusque dans ses errements, fut un extraordinaire précurseur de notre temps.
Le paradoxe n'est donc, on l'aura compris, qu'apparent : c'est en fait parce qu'elle est sans fard et sans complaisance que cette biographie révèle une figure autrement plus émouvante en définitive, et d'une vertu autrement plus cathartique, que bien des portraits certes charmants, mais rendus plats à force d'avoir trop voulu en épurer les ombres. C'est un acte d'amour vrai. R. D.