"Nous qui versons la vie goutte à goutte", ce titre énigmatique annonce parfaitement les enjeux du livre de Myriam Paris, une des premières thèses de science politique sur La Réunion. Celles qui parlent ici, qui disent "nous", ce sont les membres de l'Union des femmes réunionnaises, à l'occasion d'un meeting pour la fête des mères de 1952 - une photo plus ancienne de 1948, reproduite dans le livre, permet de les imaginer : elles sont nombreuses, chapeautées pour la plupart, élégantes, habillées de toilettes claires, accompagnées de leurs enfants.
C'est cette émanation locale de l'Union des femmes françaises, elle-même association satellite du PCF, née dans l'immédiat après seconde guerre mondiale, puis devenue indépendante au tournant des années 50, qui constitue le coeur de l'ouvrage de Myriam Paris. Ce que réclament ces femmes, alors que La Réunion a accédé au statut de département, ce sont les mêmes droits pour elles et pour leurs enfants que ceux que les mères ont obtenus en France, lorsque s'est mis en place en contrepartie de l'effort de guerre un Etat Providence.
En cela, le livre contribue à l'histoire du féminisme dans une période classiquement désignée dans l'historiographie comme celle du "creux de la vague", jusqu'au renouveau des mobilisations dans les années 60 et 70 (la fameuse deuxième vague), mais il contribue aussi à le décentrer en portant l'attention vers les colonies françaises. Grâce à une écriture précise, inspirée et vivante, un sens aigu du portrait, une utilisation scrupuleuse des archives et d'entretiens exceptionnels, un usage astucieux de la presse militante, Myriam Paris raconte au fil des chapitres, les métamorphoses de la domination coloniale et les résistances à son endroit : les oeuvres philanthropiques et parfois féministes des dames blanches, la mobilisation des Réunionnaises des classes populaires, leur entrée en politique, les luttes des employées de maison, les procès politiques, la fraude électorale [...].
Elle manie avec aisance des littératures foisonnantes, parfois pionnières et en complet renouvellement, rarement traduites : les études de genre, les slaveries studies, les subaltem studies, les études coloniales, post-coloniales, décoloniales, le black feminism, les travaux sur le care ou l'intersectionnalité... Frédérique Matonti.