Mon théâtre secret Le lieu où je me retire à part moi (quand je m'absente en société et qu'on me cherche, je suis là) est un théâtre en plein vent peuplé d'une multitude, d'où sortent, comme l'écume au bout des vagues, le murmure entrecoupé de la parole, les cris, les rires, les remous, les tempêtes, le contrecoup des secousses planétaires et les splendeurs irritées de la musique. Ce théâtre, que je parcours secrètement depuis mes plus jeunes années sans en atteindre les frontières, a deux faces inséparables mais opposées, bref un "endroit" et un "envers", pareils à ceux d'une médaille ou d'un miroir.
De ce côté-ci, voyez comme il imite, à la perfection, l'inébranlable majesté des monuments : il semble que je puisse compter toutes les pierres, caresser de mes mains le glacis du marbre, les fractures des colonnes, la porosité du travertin... Mais, attendez : si je fais le tour du décor (quelques pas me suffisent), alors, de l'autre côté de ces apparences pesantes, de ces voûtes et de ces murailles, mon regard tout à coup n'aperçoit plus que des structures fragiles, des bâtis provisoires et partout, dans les courants d'air et la pénombre poussiéreuse, auprès des câbles électriques entrelacés et des planches mal jointes, la toile rude et pauvre, clouée sur des châssis légers.
Telle est la loi de mon théâtre : à l'endroit, les villes et les paysages, la terre et le ciel, tout est peint, simulé à merveille. A l'envers, l'artisan de ce monde illusoire est soudain démasqué, car son ouvre, si ingénieuse soit-elle, révèle, par transparence, la misère des matériaux qui lui ont servi à édifier ses innombrables "trompe-l'oeil" . (Souvent je l'ai vu qui gémissait, le pinceau à la main, mêlant ses larmes à des couleurs joyeuses.) Pourtant, bien que je sois dans la confidence, je ne saurais dire où est le Vrai, car l'envers et l'endroit sont tous deux les enfants du réel, énigme qui me cerne de toutes parts pour m'enchanter et pour me perdre.