Dans une large mesure, les thèses non orthodoxes de José Carlos Mariátegui apparaissent comme de parfaites illustrations du mouvement qui a vu, en Amérique latine comme dans la plupart des espaces non occidentaux, une appropriation critique du marxisme. Puisant dans l’observation de la situation sociale latino-américaine de son temps, Mariátegui nous a légué une interprétation singulière du marxisme, à rebours des orthodoxies qui ont dominé les différentes conceptions se réclamant du socialisme.
C’est une oeuvre presque "dangereuse" que nous a laissée le révolutionnaire péruvien. Car Mariátegui enquête, sort des sentiers battus et relit l’histoire de son pays, une histoire complexe et longue, qui commence bien avant la conquête espagnole. Il fouille les luttes d’émancipation, lesquelles prennent diverses formes, tordant cette pensée occidentale pour la mettre au service de la compréhension de l’histoire propre des sociétés non-occidentales.
Puisant de l’inspiration dans les travaux d’indigénistes radicaux qui osent défendre le droit à l’autodétermination des Indiens (une sorte de tabou pour la gauche marxiste), Mariátegui établit une synthèse fascinante de la théorie marxiste et du nationalisme radical et indigéniste. On peut dire qu’en "péruvianisant" le marxisme, en l’ancrant dans les réalités de son pays, il donne à son oeuvre un caractère universel.
L’analyse de la réalité indienne est au coeur des contributions les plus originales de Mariátegui. A travers ses travaux, il se rend compte que la culture, l’identité et le statut d’exploitées des premières nations des Amériques sont fondamentaux dans un système qui profite aux blancs et aux métis, ouvrant la porte à une radicalisation. De plus, Mariátegui estime que les racines communautaires léguées par le "communisme" primitif des populations incas rendent les Indiens plus disposés à évoluer vers le socialisme.
Il rêve en fait d’une " fusion" entre le socialisme moderne et l’héritage communiste de l’ancienne société péruvienne. Sur cela particulièrement, le marxisme de Mariátegui sort des sentiers battus. On peut dire que cette créativité fait penser à celle de Gramsci, dont la lecture l’a beaucoup frappé lors de son séjour en Italie. Aujourd’hui, dans le sillon d’une nouvelle vague mondiale de résistances anticapitalistes, Mariátegui revit.
On redécouvre non seulement un "personnage" hors du commun, mais une pensée critique qui donne des clés pour ouvrir des espaces inédits de recherche et de débat sur des questions brûlantes d’actualité : trajectoire du capitalisme, place et rôle mouvant des classes et des luttes sociales, question autochtone et, plus encore, chantiers escarpés de la culture et de l’identité, sans compter ce qui est souvent l’angle mort de la gauche, les contours d’un projet postcapitaliste.
Ses interpellations originales se retrouvent dans ses Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne, son ouvrage le plus connu, paru en 1928 et non republié depuis. Mariátegui a nourri les premiers questionnements de Che Guevara, est devenu le champion des peuples indiens et de la paysannerie latino-amérindienne, a ouvert la porte à ce qui n’était pas encore nommé le féminisme et a résisté à la stalinisation.
Pour rendre Mariátegui plus intelligible, nous avons ajouté les riches réflexions du sociologue et vice-président de la Bolivie, Álvaro García Linera, sur l’indianisme et le marxisme, une question qui est actuellement au centre des débats en Amérique latine. L’ouvrage, assorti d’une postface de Pierre Beaudet et d’une préface de Harry E. Vanden (professeur de science politique à l’Université de Floride) et de Marc Becker (professeur d’histoire à l’Université du Missouri), forme un ensemble qui porte un nouvel éclairage sur le dialogue souvent difficile, mais nécessaire et perpétuellement renouvelé, entre le socialisme et la libération nationale.