Stendhal est scandaleux parce qu'il n'appartient à aucune époque, ce qui lui a permis de rester le contemporain des générations qui l'ont suivi : parce que aucune école littéraire ou politique ne peut légitimement le revendiquer ; parce qu'il pratiqua, dans bien des pays, bien des métiers sans en aimer aucun ; parce que d'une page à une autre il n'hésite jamais à soutenir deux opinions contradictoires ; parce que, pérorant dans un salon ou écrivant au coin d'un feu dans un logis de fortune ou un bivouac, il jetait tout naturellement des défis, comme on jette des sorts. Il aimait ça. Si j'ai entrepris ce livre, c'est que Stendhal est écrasé par une légende. De son temps - en dépit de cette légende -, il avait été beaucoup mieux compris que Goethe et Balzac. On oublie aujourd'hui qu'il est avant tout un romancier : rapportant ses souvenirs, il se laisse le droit de les inventer. Non, il n'a pas été un enfant martyr, victime d'un père et d'une tante également atroces. Non, il n'a pas été un guerrier impavide, ni un bretteur, ni un duelliste flegmatique. Non, il ne s'est pas heurté à l'indifférence des femmes : il a provoqué plus de passions qu'il n'en a éprouvé et les victoires du corps ont autant compté pour lui que les délices de l'âme. Il était voyeur et menteur : ces deux défauts conviennent à un romancier. Qu'on ait osé le subordonner à Marx ou à Freud suffit à justifier ma colère. Ce qui m'intéresse en Stendhal c'est qu'il est unique et qu'aucun lien ne peut être tendu entre lui et quiconque. J'ai cherché à fixer les moments où l'homme et l'écrivain, pareillement excités, enlaçaient la vie et l'écriture pour produire cette sorte de chef-d'oeuvre qui est propre à Stendhal, dans ses amours comme dans ses romans. Le chef-d'oeuvre imparfait. Que serait Achille sans son talon ? J. L.