Nous le savons depuis toujours : les philosophes rêvent, inventent, prennent le chemin des écoliers et, parfois, battent la campagne. On n'en finirait pas de dérouler les fables de Platon - du mythe de l'androgyne à la Caverne - les métaphores de Descartes, les hallucinations de Leibniz où le mal, comme Dieu le permet, serait la plus grande bonté, les constructions utopiques kantiennes d'une paix perpétuelle, les métaphores philosophiques nietzschéennes qui valent bien celles d'Ovide, les légendes dorées et terrifiantes de Freud... Mais les juristes ? Qui oserait prétendre, un seul instant, que les juristes rêvent ? Que ces êtres froids, calculateurs qui rédigent des lois, des règlements, des contrats, sont des rêveurs impénitents ? Pourtant, pour peu qu'on pénètre dans leur laboratoire où se fabrique leur réalité, on est frappé par leur débordement d'imagination. Car les juristes inventent et ne cessent d'inventer ; ils inventent le temps, la nature, l'homme lui-même ; ils fabriquent, inlassablement, une condition humaine, tout aussi utopique que celle des philosophes, des historiens, des scientifiques car elle se nourrit du même imaginaire collectif. Leur seul souci, en vérité, est de tendre à la société un miroir où elle se contemplerait en soupirant d'aise : tout est là, se dirait-elle, tout est à sa juste place - les choses et les personnes, les droits et les devoirs, le permis et l'interdit ; la maison est en ordre. Mais, de quel prix se paie cet ordre ? C'est là qu'intervient la fiction comme alibi de la raison.
Philosophe, avocat à la cour, docteur en droit, spécialiste du droit d'auteur, du droit de la personnalité et du droit de la presse, Bernard Edelman enseigne actuellement à l'Institut d'études politiques de Paris.