L'abbé Sieyès, principal inspirateur de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, voit les travailleurs comme " une foule immense d'instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité, ne possédant que des mains peu gagnantes et une âme absorbée ". Aux commencements de la modernité, la séparation de la propriété et du travail oppose deux manières contrastées d'être un individu. L'individu propriétaire est aussi comme le dit Locke " propriétaire de sa personne ", tandis que " la classe non propriétaire " est condamnée au mépris attaché à ceux qui, parce qu'ils n'ont rien, ne sont rien. Ces Entretiens s'interrogent sur la nature et les transformations des supports nécessaires pour exister et être reconnu comme un individu, accéder à la propriété de soi. A défaut de la propriété privée, la propriété sociale a représenté une innovation décisive qui a permis la réhabilitation des non-propriétaires en leur assurant sécurité et reconnaissance à partir de leur travail. De sorte que l'ébranlement de ces protections fait aujourd'hui émerger un profil inédit d'individus : des individus par défaut. Ils ont décroché des régulations de la société salariale qui leur permettaient d'être eux-mêmes au travers de leur participation à des ressources communes, et paraissent à présent condamnés à porter leur individualité comme un fardeau. Au moment où l'individu doté de la volonté d'entreprendre et du goût du risque est tenu pour la valeur ultime des sociétés démocratiques, il est salubre de rappeler qu'il y a individu et individu ; et que l'on ne peut être un individu au sens positif du terme qu'à la condition de disposer de ressources permettant de ne pas être réduit à payer de sa seule personne.