" Comme un pauvre boutiquier, j'aurais pris un papier et un crayon et énuméré consciencieusement ce qu'on avait fait à ma famille. Puis j'aurais tiré un trait et dit : S'il vous plaît, j'ai livré les documents, les récits et faits historiques, j'ai fourni quelques impressions, descriptions, images... et voilà : a plus b plus c égalent une histoire de malheur et d'humiliation, encore et toujours. Comme si c'était cela. Comme si on pouvait résumer ma famille à cela. Comme si nous n'avions jamais été que cela: prédestinés à souffrir. Mais j'ai vu la photo et j'ai compris que les preuves ne sont rien. Que les dates n'ont aucune valeur et que les données sont trompeuses, parce qu'on ne peut accéder à l'histoire de ma famille si l'on ne s'en remet pas aux émotions. Aux émotions ? Oui. Et aux bruits, rencontres et désirs. Il a surtout fallu que je m'accommode des désirs et des mensonges, des souhaits, des illusions et des légendes. De la légende de la fraternité que mon père et le soldat américain ont voulu mettre en scène pour la postérité lorsqu'ils se sont fait photographier dans les bras l'un de l'autre juste après la guerre. De la légende d'un Etat juif sans Dieu ni religion. De la légende d'un grand amour que rien n'affaiblirait, à laquelle mes parents se sont accrochés, qu'ils ont répétée et réinventée, imitée et révisée jusqu'à leur séparation. De la légende d'une société sans classes. De la légende d'un monde brillant enfermé dans une boule de cristal. Et de la légende selon laquelle il serait possible de saisir en quelques mots la consistance singulière et secrète d'une vie. "