Le désenchantement des clercs ne caractérise pas seulement un moment, les années quatre-vingt, et celui de l'intelligentsia progressiste après apostasie de sa foi en la révolution. Il suggère aussi et surtout un processus qui, débutant dans l'après-Mai 68, se traduit par la remise en question des certitudes qui suscitèrent l'engagement des intellectuels aux lendemains de la Seconde guerre mondiale. Du mythe chinois, véritable chant du cygne des utopies révolutionnaires, à l'arrivée des socialistes au pouvoir en mai 1981, le champ intellectuel a ainsi enregistré les effets d'un basculement en profondeur. Toute une constellation de thèmes — l'affaire Soljenitsyne, la problématique totalitaire, la dissidence, les droits de l'homme et la démocratie — a jalonné cette décennie charnière et témoigné du démantèlement d'un univers mental. Essai sur les passions révolutionnaires et les mutations de la pensée contemporaine en France, cet ouvrage, par le regard privilégié porté sur des revues (Esprit, Les Temps Modernes, Tel Quel, Change, Libre et Le Débat), s'attache également à analyser les transformations du " marché intellectuel", marqué par la montée en puissance de médias comme la télévision et les hebdomadaires culturels et par l'apparition de nouveaux modes de légitimation et de consécration. Cette redistribution affecte aussi profondément le magistère traditionnel de l'intellectuel, jusqu'alors maître à penser et constructeur privilégié de représentations. Pondant longtemps "prophétique" (Jean-Paul Sartre) puis "spécifique" (Michel Foucault), la figure du clerc fouit par se fragmenter sous les assauts de sa composante médiatico-mondaine (Bernard-Henri Livy et Philippe Sollers).