Qu'est-ce que la corruption, sinon un échange plus ou moins clandestin qui permet d'obtenir des avantages que l'application des règles en vigueur n'aurait pas permis d'avoir ? Elle procure des passe-droits grâce aux faveurs accodées par le bénéficiaire de l'avantage. La corruption, en France, opère dans un climat qui lui est fortement favorable. Dans un univers de règles générales et impersonnelles, une grande partie des énergies des citoyens et des médiateurs que sont les élus politiques est consacrée à obtenir de l'Administration des exceptions, des arrangements. Pour éviter que la machine bureaucratique ne se bloque, il faut multiplier dérogations et exceptions. Le pantouflage de hauts fonctionnaires _ qui n'est pas d'hier mais prend de nos jours une ampleur inquiétante _ et le cumul des mandats _ une pratique systématique devenue une "seconde nature" _ n'ouvrent pas seulement la porte aux abus, mais encore constituent une tentation structurelle permanente. Sans que ces habitudes constituent généralement des "affaires" où les individus seraient moralement coupables, elles créent en tout cas la conviction que toute règle est négociable et traduisent l'ignorance du conflit d'intérêt. Un autre facteur est également propice à l'indulgence, voire à la complaisance dont bénéfice la corruption : le cynisme avec lequel les Français considèrent le pouvoir, qu'il soit politique ou administratif. Au discours des élites, pour qui la corruption est marginale _ ou alors se justifie au nom du moindre mal _ s'oppose le sentiment populaire, selon lequel la corruption est si générale que tous les détenteurs de pouvoir sont plus ou moins compromis. Pourtant, cette opinion pessimiste ne débouche pas sur une mobilisation, mais plutôt sur une attitude passive et désabusée. Les Français sont en quelque sorte mithridatisés par des pratiques dans lesquelles le passe-droit politique ou amical prépare la voie à la corruption pure et simple... Toutefois, l'ampleur prise à tous les niveaux de l'Etat par la corruption rampante suscite aujourd'hui une réaction de rejet dangereuse pour la classe politique, et périlleuse pour la démocratie elle-même. Plus que d'une réforme de l'Etat, la France a besoin de changer ses moeurs politiques. Yves Mény est professeur de science politique à l'Institut d'études politiques de Paris.