Avec leurs expositions sans tableaux ou leurs concerts de silence, les avant-gardes finissantes ont tourné les formes traditionnelles de l'art en dérision et annoncé à leur insu l'éclectisme "postmoderne" : à défaut de choquer ou de subvertir, les oeuvres en sont venues à exprimer la vision du monde propre à leurs créateurs bien plus que le monde lui-même. L'acosmisme de l'esthétique contemporaine apporte une singulière confirmation à la thèse nietzschéenne selon laquelle la vérité de l'art résiderait dans la subjectivité de l'artiste. Simples prolongements de la personnalité de leurs auteurs, les "produits culturels" tendent à devenir des cartes de visite élaborées - le rapport à la réalité objective étant dès lors le monopole des sciences positives. Comment cet étrange partage des rôles qui domine toute la culture démocratique en est-il venu à s'instaurer ? C'est une longue histoire, qui commence au milieu du XVlle siècle avec l'invention de la notion de goût : véritable révolution aux termes de laquelle, pour la première fois sans doute dans l'histoire de l'humanité, l'essentiel de l'art consiste à plaire à la sensibilité (aisthêsis) subjective. Mais si le beau est affaire de goût, comment pourrait-il faire l'objet d'un consensus ? A travers la question classique des critères, la problématique centrale de l'esthétique rejoint celle de l'individualisme démocratique : comment penser des règles communes dans un univers qui sacralise la volonté des sujets ?
Luc Ferry est né en 1951. Il a publié, entre autres ouvrages, Philosophie politique (trois volumes) et, en collaboration avec Alain Renaut : la Pensée 68, essai sur l'antihumanisme contemporain et Heidegger et les Modernes.