1931 : que ce soit à Vienne, Berlin ou Prague, les trois villes où séjourne habituellement Ernst Weiss, c'est la fin de l'expressionnisme et de ses violences révolutionnaires, mais c'est aussi l'heure où la menace nazie se précise. Ernst Weiss, né le 28 août 1882 à Brunn en Moravie, d'une famille juive, fait de brillantes études de médecine, devient chirurgien et fonde ses premières oeuvres littéraires sur les procès-verbaux des opérations qu'il a accomplies. Avant 1931, il a écrit des oeuvres admirables certes, mais aucune encore de longue haleine témoignant à la fois de son ambition intellectuelle et de sa maîtrise stylistique. C'est ce qu'apporte Georg Lethan, médecin et meurtrier. Le " Dostoïevski allemand ", le " détecteur des âmes ", entreprend ici une immense variation sur le thème conjugué de Crime et Châtiment et de Hamlet (dont Georg Letham est l'anagramme) : la faute, l'impuissance à aimer et surtout à être aimé. Letham, malade de son père, qui lui a enseigné que les hommes sont soit Rats soit Grenouilles, assassine sa femme dont il n'est pas capable de supporter l'amour excessif. Après le procès et la condamnation à la détention dans une colonie pénitentiaire tropicale commence peut-être une rédemption au contact des autres (son équipe sera la première à éradiquer la fièvre jaune), par l'effacement de soi et sa " disparition dans la foule ". Raskolnikov est sauvé par le bagne, Hamlet s'échappe dans la folie réelle ou simulée : Weiss, lui, laisse les portes ouvertes devant Letham. Georg Letham est une oeuvre visuelle et chaotique où la rigueur de l'homme des sciences exactes rencontre les épouvantes expressionnistes, qui éclate en images fulgurantes telles ce navire livré aux rats digne du Nosferatu de Murnau _ l'oeuvre, bouleversante, d'un écrivain admiré par Kafka et par Thomas Mann et qui, ayant choisi l'exil, se suicidera à Paris, le 15 juin 1940, à l'entrée des troupes allemandes dans la capitale.