Comment comprendre que, dans la réflexion juridique et politique française des Temps Modernes, le cheminement, désormais bien connu, qui conduit d'un droit ancré en Dieu à un droit fondé sur l'homme, passe par le resserrement des liens que la pensée politique chrétienne a accoutumé les esprits à nouer entre Dieu et le pouvoir de commander les hommes ?
Dans la figure de l'État que dessinent les hommes de droit en France, c'est d'abord par les voies judiciaires qu'est assuré le lien à Dieu qui lui permet d'assurer la fonction d'instrument du salut que depuis toujours ils lui assignent. Mais l'État ainsi pensé demeure-t-il le même lorsque, au traditionnel droit divin des juges, s'ajoute le droit divin d'un monarque qu'il faut tenir pour désigné par Dieu lui même ? Parce qu'elle est désormais l'unique canal entre Dieu et la communauté politique, la personne du souverain tend à absorber en elle la source divine, à laquelle elle est censée renvoyer. A maints égards, la mutation que Domat propose d'introduire dans les liens qui rattachent les lois humaines à la Loi divine, répète pour le droit celle qui marque l'attache à Dieu du pouvoir de commandement. Ici aussi, c'est d'une radicalisation des convictions traditionnelles que surgit l'exigence de formes nouvelles : pour contraindre le juge à juger comme Dieu même jugerait, il faut donner à toutes les lois humaines, le même statut que la Loi qui exprime cette volonté. Alors que, auparavant, il n'était que visé à travers et au delà d'elles, le fondement divin est intégré au corps des lois humaines. Un Dieu faussement présent, et définitivement absent, prend ainsi la place du Dieu à la fois présent et absent, du " Dieu caché ", qui était la donnée fondamentale à partir de laquelle les esprits pensaient la nécessaire attache du droit au divin. Mais cette présence institutionnalisée est-elle autre chose que le moyen de son absence ? Ce sont tout à la fois les formes traditionnelles de cette présence de Dieu au droit, et les mutations qui, en paraissant les prolonger, les modifient radicalement et permettent de passer du droit de Dieu au droit de l'homme, que ce livre tente de cerner.
M.-F. R.Z.
Marie-France Renoux-Zagamé est professeur d'histoire du droit à l'Université Paris I - Panthéon - Sorbonne. Ses travaux portent pour l'essentiel sur l'histoire de la pensée juridique à l'époque moderne.