Jean Doisy, Jean-Georges Evrard de son vrai nom, naît le 10 janvier 1900 à Jodoigne, près de Namur, en Belgique. Fils d'instituteur, il interrompt ses études après ses humanités et se lance dans la vie professionnelle en travaillant pour le Crédit anversois, une banque de la ville de Rochefort. À vingt ans, il entreprend d'apprendre l'anglais seul en traduisant patiemment le roman David Copperfield, armé d'un simple dictionnaire.
Passionné de littérature, il rêve de vivre de sa plume et se forge une immense culture générale en autodidacte, ingurgitant quantité d'ouvrages en tous genres.
En 1926, jeune marié, il part s'établir à Nottingham, en Angleterre, où il parfait sa maîtrise de l'anglais et de la culture britannique, exerçant notamment la profession de représentant. Ce n'est qu'à son retour en Belgique, en 1929, qu'il entreprend de concrétiser son rêve.
Très attaché à Oisy, un village d'Ardenne où il a de nombreux souvenirs, il choisit d'en faire son nom de plume ; ainsi apparaît la signature de Jean Doisy. Il débute modestement par des traductions d'articles issus de revues scientifiques anglo-saxonnes, et s'essaye à un premier roman policier, Nuit de tempête, qui paraît en 1933. Sa carrière démarre simultanément lorsqu'il rencontre l'éditeur Paul Dupuis, qui lui ouvre les pages de sa revue d'actualités et de programmes radio Le Moustique.
Il s'y impose, marquant de sa plume enjouée l'esprit du journal « qui pique » ! Journaliste prolifique, il doit multiplier les pseudonymes, mais on retrouve dans chacun de ses papiers le même ton volontiers sarcastique, un brin moralisateur, brandissant les idées de son employeur - conservatrices bien-pensantes - tel un étendard, sans jamais renier les siennes - à forte tendance marxiste.
Devenu un véritable pilier de la maison, la direction lui confie tout naturellement les fonctions de rédacteur en chef d'une nouvelle revue pour la jeunesse créée en 1938, le Journal de Spirou.
Ce poste lui offre sans doute l'un des plus beaux rôles de sa vie.
Aux yeux de dizaines de milliers de jeunes enfants, il incarne désormais le Fureteur, éditorialiste vedette auréolé de mystère, grand frère protecteur et autoritaire, volontiers taquin. Pour eux, il crée aussi le club des Amis de Spirou (les AdS), où chaque membre est investi d'une mission d'importance : respecter les principes du code d'honneur du personnage et répandre la propagande de la maison.
Son sens de l'animation galvanise littéralement ses troupes, générant un véritable engouement dans la jeunesse. Sans doute pour compenser le côté trop parfait du Fureteur, il lui imagine un collègue fantaisiste à souhait, Fantasio, aussi distrait et gaffeur que son supérieur est calme et pontifiant. Habitué à jongler avec ses différents pseudonymes selon l'humeur de ses papiers, il incarne ce personnage hurluberlu dans diverses revues jusqu'au début des années 1950.
C'est d'ailleurs à lui qu'on doit d'avoir suggéré à Jijé d'en faire un personnage récurrent des aventures de Spirou.
Grand manitou du Journal de Spirou, il en est la voix, tissant peu à peu un lien « grand fraternel » avec son jeune public. L'arrivée des Allemands sur les terres de Belgique en mai 1940 ne réussit ni à éteindre la ferveur des lecteurs ni à bâillonner la rédaction. Mieux : Doisy transforme petit à petit ses rédactionnels en organes de propagande anti-allemande, déjouant régulièrement la vigilance de la censure ! Armé de son seul code d'honneur, il exhorte la jeunesse à rester digne face à l'occupant, multipliant les leçons d'éducation morale au travers de réponses passionnées à l'abondant courrier des lecteurs.
Et pour asseoir son discours, il crée un héros à la hauteur des valeurs qui sont les siennes, susceptible de devenir un modèle pour chaque enfant. Ce grand frère héroïque, c'est Jean Valhardi, qui fait sensation dans les cours de récréation de Belgique durant toute l'Occupation.
Engagé dans la Résistance dès septembre 1940, Jean Doisy mène également son combat sur le terrain, attaché à l'état-major du Front de l'indépendance.
Pour assurer la liaison entre les membres passés dans la clandestinité et recherchés par la Gestapo, il risque sa vie chaque jour, allant jusqu'à organiser l'infiltration d'un espion à Auschwitz pour prouver à la Belgique l'existence des camps de la mort, il fournit également des armes à la Résistance, recrute des membres pour le compte du Comité de défense des Juifs... Il accomplit même parfois certaines de ces actions sous la couverture que lui offrent ses fonctions au Journal de Spirou.
Ainsi le Théâtre du Farfadet, créé par le marionnettiste André Moons pour les éditions Dupuis, sillonne la Belgique occupée, entraînant dans sa caravane quelques résistants munis de laissez-passer en bonne et due forme...
À la Libération, Jean Doisy a 45 ans. Il a réussi tous ses combats, pour l'écriture, pour ses idées... Une nouvelle génération née des décombres de la guerre s'installe dans la maison Dupuis, avec laquelle, progressivement, il prend ses distances.
Tout en poursuivant l'écriture des histoires de « Jean Valhardi », d'articles de fond pour Le Moustique, ou de romans policiers, il développe une collaboration avec la grande presse d'opinion, et anime même une émission hebdomadaire dans une radio locale, consacrée à la vie dans les campagnes wallonnes.
Un cancer foudroyant de la gorge aura raison de lui. Le 6 octobre 1955, il décède prématurément dans sa maison de Notre-Dame-au-Bois.
Ayant précédé l'âge d'or de l'hebdomadaire et l'essor de la bande dessinée, il est peu à peu oublié. Pourtant, le Journal de Spirou lui doit sans doute une grande part de son esprit, fait d'humanisme, de fantaisie et de curiosité, ainsi que son slogan : "Ami, partout, toujours !"
Né le 13 janvier 1914 à Gedinne, Joseph Gillain, dit Jijé, entre très jeune à l'école Saint-Joseph de Maredsous, sur les conseils du sculpteur dinantais Alex Daoust, pour y suivre trois années d'études artistiques, avant de s'inscrire à 17 ans aux cours du soir de l'Université du Travail à Charleroi, où le peintre Léo Van den Houten lui apprend à dessiner sans regarder le papier.
Il fréquente ensuite les cours du soir de l'Académie des Beaux-Arts de Bruxelles et ceux des Arts décoratifs le jour, puis accomplit son service militaire à la caserne Fonck de Liège.
Ses premiers essais de BD s'effectuent dans des journaux confessionnels : LA SEMAINE DU CROISE ("Jojo", 1935-1939, personnage et graphisme encore influencés par Hergé) et PETITS BELGES ("Blondin et Cirage", trois épisodes de 1939 à 1942).
Il propose de 1937 à 1943 de nombreuses couvertures et bois gravés aux CAHIERS WALLONS, auxquels collabore son père Eugène Gillain, poète dialectal et receveur des contributions.
Son esprit créatif se met au service des éditions Dupuis.
Après l'illustration d'un feuilleton dans LE MOUSTIQUE, il réalise successivement pour SPIROU : "Freddy Fred et le mystère de la clef hindoue" (1939); "Trinet et Trinette dans l'Himalaya" (1939-1941); un premier intérim des aventures de "Spirou et Spip" à la fin de 1940, au moment où son créateur Robert Velter, dit Rob-Vel, se rétablit d'une blessure de guerre; "Don Bosco, ami des jeunes" (sa première biographie dessinée, en 1941-1942), suivi par son monumental "Christophe Colomb" (1942-1945).
En 1941, sur un scénario de Jean Doisy, il aborde la fiction réaliste avec "Jean Valhardi, détective", qui marquera les jeunes lecteurs de l'époque.
Véritable providence pour les éditeurs, il termine durant l'Occupation des séries américaines dont les suites n'étaient pas parvenues sur le continent ("Superman", "Cavalier Rouge") et assure la reprise des aventures de "Spirou" dès l'été 1943. Sur le conseil de Jean Doisy, il lui adjoint un compagnon loufoque, Fantasio, pour assurer un contre-pied comique à cette vedette devenue exemplaire. Il manie désormais avec fougue et talent les styles réalistes et humoristiques de la bande dessinée.
Assurant déjà la formation artistique du jeune Willy Maltaite, le futur Will, il devient au lendemain de la Libération le conseiller des frères Dupuis et le catalyseur d'une équipe de nouveaux dessinateurs talentueux : André Franquin, Maurice De Bevere, dit Morris, Eddy Paape et Victor Hubinon.
Ces artistes d'origines diverses, renforcés ultérieurement par Pierre Culliford, dit Peyo, et Jean Roba, constitueront l'"école de Marcinelle" de la bande dessinée belge, vu l'implantation des éditeurs et par opposition à l'"école de Bruxelles", formée par Hergé et ses disciples du journal TINTIN.
En contraste au dépouillement de la ligne claire et du réalisme de cette dernière, l'école de Marcinelle se caractérise par ses graphismes fortement personnalisés, au trait souple, avec une prédominance de l'humour et de la fantaisie.
Les années 1946-1952 soudent Gillain qui signe désormais le plus souvent Jijé, dérivé de ses initiales , Morris, Franquin et Will. "La bande des quatre" réside d'abord au domicile de Jijé, à Waterloo.
Le maître distribue ses vedettes : "Spirou et Fantasio" sont attribués à Franquin en 1946; Eddy Paape assumera la suite de "Jean Valhardi" jusqu'en 1955 et Victor Hubinon animera même un épisode de "Blondin et Cirage" en 1947.
L'artiste se lance dans une colossale biographie de Jésus-Christ dessinée au lavis ("Emmanuel", 1947) et élabore une seconde version de son "Don Bosco" (1949) après un voyage de documentation en Italie.
Avec Franquin et Morris, sa famille s'établira pendant trois ans au Mexique, puis aux Etats-Unis. Il y dessinera l'essentiel de sa biographie de Baden-Powell.
À son retour, il approfondit son style humoristique avec de nouveaux épisodes de "Blondin et Cirage" (cinq volumes de 1951 à 1955), illustre une publication en feuilleton du "Comte de Monte-Cristo" dans LE MOUSTIQUE (1951-1952) et dessine au lavis pour LES BONNES SOIRÉES une bluette de Flora Sabeiran ("El Senserenico", 1952), avant de développer le premier grand western réaliste de la bande dessinée européenne : "Jerry Spring" (vingt et un albums de 1954 à 1977).
Cette oeuvre dense, d'une prodigieuse richesse graphique et aux sentiments fortement humanistes, influence de nombreux jeunes artistes : Jean Giraud dit Gir, Derib, Hermann etc.
Auteur complet, Jijé fera parfois appel à des scénaristes tels que Maurice Rosy, René Goscinny, Jean Acquaviva, Daniel Dubois, Jacques Lob et surtout son fils Philippe dit Philip.
L'acquisition, en 1955, d'une vieille orangerie à restaurer dans la banlieue de Paris, à Champrosay Draveil, va fixer le bouillonnant nomade. Durant douze ans, il multiplie les collaborations à SPIROU : la reprise par ses soins de "Jean Valhardi" (neuf récits de 1956 à 1965, les trois derniers réalisés avec son ami Guy Mouminoux); la poursuite des chevauchées de "Jerry Spring"; deux aventures africaines du "Docteur Gladstone" (avec le concours du dessinateur Herbert et du scénariste Charles Jadoul); la biographie de Charles de Foucauld (1959), ainsi que "Blanc Casque" dans LE MOUSTIQUE (1954) et "Bernadette" dans LINE (1958).
Il reprend deux séries rédigées par Jean-Michel Charlier : 1966 - "Tanguy et Laverdure" (treize albums de 1967 à 1979) et 1979 - "Barbe-Rouge" (trois épisodes).
On le verra aussi dans BONUX BOY, TOTAL JOURNAL, LE JOURNAL DE JOHNNY, TELE 7 JOURS, LA VOIX DU NORD ("Le Commissaire Major", 1971-1973), etc. Dès 1974, toutefois, il reprend le cycle de "Jerry Spring" dans SPIROU et en propose trois dernières aventures avant son décès, le 19 juin 1980 à Versailles.
En marge de cette oeuvre importante (plus de soixante-dix ouvrages publiés en quarante ans), le "père de la bande dessinée belge" se consacra à la peinture durant ses loisirs, sculpta et imagina des inventions pratiques, mais surprenantes et restées sans exploitation concrète.
"Tout Jijé", l'intégrale chronologique de son oeuvre chez Dupuis est en cours d'achèvement.