On dit que "Travelingue", "Le chemin des écoliers" et "Uranus" font partie d'une série: avant la guerre, pendant la guerre et après la guerre. Mais... > Lire la suite
On dit que "Travelingue", "Le chemin des écoliers" et "Uranus" font partie d'une série: avant la guerre, pendant la guerre et après la guerre. Mais à mon avis, pour que l'on puisse vraiment parler de "série", il faut qu'il y ait quelques liens entre les romans, des personnages, des lieux, une filiation... ce qui n'est pas le cas de ces trois-là. C'est pourquoi je vous conseillerais plutôt de ne pas trop vous attarder à cette histoire de série et de lire chacun de ces romans sans vous occuper des autres, vous ne vous en porterez que mieux.
Avec "Travelingue", nous sommes donc en plein Front Populaire, période dont encore aujourd'hui, je trouve qu'on ne parle pas assez. On ne la remercie pas assez de ce qu'elle a acquis pour nous tous, pas seulement les maintenant sacro-saints congés payés, on oublie trop ce qu'elle a coûté en vies car à cette époque, on tirait en France aussi sur les manifestants et c'était il y a moins d'un siècle.
Mais ce n'est pas ce versant des choses que nous verrons ici puisque M. Aymé a choisi de nous faire vivre cette période du côté des nantis et, pis encore de nantis davantage préoccupés de tracas plus intimes et pour lesquels le Front populaire est plutôt une toile de fond, un souci, un obstacle supplémentaire. Encore une fois, Aymé se situe en dehors de ces clivages et tel son personnage pris par hasard dans une manif:
"Puis une poussée d'agents brassa la foule, y ouvrit plusieurs brèches aussitôt refermées et Chauvieux se trouva porté contre une colonne de manifestants Front Populaire, coupée de son gros dont il apercevait plus bas les tronçons qui s'efforçaient de se rejoindre. Il songea qu'il était peut-être sur le point d'avoir des opinions politiques. S'il était amené à se colleter avec la police, ses opinions seraient celles des gens qui feraient le coup de poing aveclui."(39)
Mais commençons par le commencement. M. Aymé attaque très fort, dès la première scène par une impayable galerie de portraits, en faisant le tour de la table où dîne la famille Lasquin (les nantis) qui viennent de marier leur fille, la richissime Delphine, au malencontreux Pierre (fils de nouveau riche) qui regrette beaucoup de ne pas avoir été fils d'ouvrier car alors "ses parents n'eussent pas contrarié sa vocation de coureur de fond" qui est en fait la seule chose qui l'intéresse dans la vie. Et cette galerie de portraits ne sera pas le seul point fort de ce brillantissime premier chapitre.
C'est dans leur entourage que nous allons rester, comparant les nouveaux requins aux nantis héréditaires, les gigolos aux fils de bonne famille, les beaux partis aux mères de famille, dans un univers peuplé de tontons un peu baroudeurs, d'écrivains honorés (que je visualisais irrésistiblement sous plusieurs aspect dont Jean Dutourd auquel Aymé ne pouvait pas encore penser pour d'évidentes raisons de chronologie mais ce qui prouve que le temps passe et les standards restent), de jeunes auteurs par absence d'autre débouché (là je ne cite personne mais vous en trouverez sûrement), de snobs branchés dont l'incroyable sottise rivalise avec l'abyssale vulgarité etc. Tout un monde qui vit si naturellement sous nos yeux qu'on y reste scotché. Ça, Aymé est doué pour les portraits! Pour ne rien dire du coiffeur qui gouverne la France ou de la question de savoir ce qu'est exactement un forcené de l'extrême droite qui trouve habile d'agir comme un forcené de l'extrême gauche...
Ajoutez à cela un humour tout à fait ravageur. Il y a des scènes d'anthologie où l'on rit vraiment et, entre celles-ci, des remarques assassines plus ou moins volontaires qui, telles des clins d'oil au lecteur, nous incluent dans une proximité fraternelle avec le narrateur.