Aucun de nous pour échapper, dans l'écriture, à comment dire
l'image. L'image fixe, l'image animée et sonore du cinéma,
l'inscription matérielle de l'image dans notre contexte culturel et
social, et nos pratiques de ces images.
Ici, c'est cela qu'on assigne comme matière même du récit. Non
pas un film en général, avec scénario et histoire, mais une
relation homme-femme destinée elle-même à devenir objet d'étude ou
de langage pour un sociologue.
Sauf qu'on revient en amont, aux
seules images et comment elles s'organisent : comment celui
qui veut les utiliser les construit, et comment partiellement elles
lui échappent.
C'est ce biais qui permet à Alexandra Baudelot de se saisir de
cette matière dynamique et fluide, les images, pour en faire objet
de récit.
Voilà comment l'échange a commencé, je retranscris
l'e-mail :
J'aurais aimé vous faire parvenir un manuscrit
dont le titre "SUPER 8" inscrit déjà en partie les sources de ce
travail entre documentaire, fiction et récit.
Ce texte prend donc
sa source dans un grand nombre de films Super 8 réalisés entre 1954
et 1981. Ces films sont l'oeuvre du sociologue français Jacques
Borret qui s'intéressa à ce support pour mener son enquête sur
l'émergence de la culture des loisirs en France.
Il réalisa donc plusieurs centaines de séquences représentant des
scènes de la vie de famille - toujours les mêmes : les
vacances et les fêtes de famille, Noël et anniversaire.
Le travail
de fiction qui est mené ici rend compte de ces films, mais surtout
des notes du sociologue où l'on peut y lire bien autre chose qu'une
enquête sociologique.
En effet, Jacques Borret, qui n'avait pas de famille, retraça un
récit familial construit à partir d'un certain nombre des séquences
qu'il avait réalisées lui-même. Il y apparaît comme le protagoniste
principal - l'homme à la caméra mais aussi le père et le mari de
cette famille imaginaire.
S'éloignant donc de ses recherches sociologiques, en découle un
travail d'écriture, ici extrait de manière volontairement
fragmentaire, où c'est toujours par le prisme du travail d'images
que se raconte cette histoire de famille.
Une histoire violente et
intime car profondément atteintes par les non-dits et par sa
confrontation inévitables avec le désir d'un ailleurs propre aux
libertés émergentes au cours des trois décennies de ces années de
recherche.
L'écriture oscille entre la forme fragmentaire et parfois poétique
ou purement factuelle. Le texte dérive peu à peu vers un vrai
travail de fiction, sans attachement à une unité de lieu et de
temps.
Maintenant, savoir qui m'écrivait, deuxième e-mail en
réponse :
Je suis critique d'art pour des revues commeMouvement et Parachute.
Je publie également à
l'étranger. Je travaille essentiellement sur la performance et la
danse contemporaine. Il m'est également arrivé d'écrire sur la
poésie sonore. Je viens de sortir un livre publié dans la
collection Nouvelles scènes aux éditions des Presses du réel (Lien -> http://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=760). Je dirige la revueMission Impossible, revue de création qui invite artistes
plasticiens, écrivains, performers, poètes, intellectuels...
à
concevoir une proposition artistique pour la revue, pensée comme un
espace d'exposition (Lien -> http://www.inventaire-invention.com/infos/nous/lus/lus4.htm)à part entière.
Cette revue a été mise en place par Christophe Fiat (Lien -> http://www.christophefiat.com/) et dans cette version par moi-même.
J'ai publié des textes de fiction dans la revue du Passant
ordinaire et dans une anthologie d'écrivains et poètes français
publiée au Portugal (Lien -> http://enxoval.weblog.com.pt/arquivo/2005/12/post.html.).
Je travaille actuellement
sur la conception d'un livre qui s'inscrit dans la continuité de la
création des Feuillets d'hypnos / 237 actions pour la scène
mis en scène cet été par Frédéric Fisbach au festival d'Avignon à
la cour d'honneur du Palais des papes. Ce livre invite poètes, écrivains, philosophes à prendre comme point d'appui et de départ
le texte de René Char Feuillets d'hypnos pour inscrire les
questions d'engagement politique et de résistance, ainsi que celle
de la représentation et de la langue dans un contexte
contemporain.
Maintenant, le corps du texte : un ensemble de
proses brèves, découpées avec la plus extrême précision, et qui ne
sont pas un mouvement vers le réel, mais capter par le langage cequi se joue dans le temps limité et fragile d'une relation homme
femme avec caméra, bien avant L'Homme atlantique de
Marguerite Duras, où le rapport homme femme sera inversé.
Retour sur le dispositif :
Claire est danseuse, elle s'étourdit en noir et
blanc.
Claire est au fond d'un studio de danse. Claire est dans le
monde sans le support du papier. Elle aime les effets de
transparence visuelle, les disparitions temporaires, les
apparitions éblouissantes. Il faut forcer le regard pour la voir et
voir la blancheur surexposée de ses jambes qui répètent sans fin unéquilibre sur pointes. Parfois on aperçoit aussi le sourire
juvénile de Claire. Claire ne voit pas l'obscurité noir et blanc.
Les ombres, elle s'en fout.
Claire croit vivre en couleur. Claire
est jeune, belle, danseuse et le monde entier adule Claire.
L'obscurité jaillit de tout. L'obscurité qui émane des corps n'est
pas visible à l'image. Impossible de voir le sombre drame qui un
jour recouvrira tout jusqu'à supprimer l'existence de l'image.
Cette obscurité ne sera visible que bien plus tard quand les
couleurs VERICOLOR II PROFESSIONNAL FILM remplaceront les noirs et
blancs.
Cette même année, en 1954, plusieurs ouvrages sur la danse
classique sont publiés : Ballets d'hier et
d'aujourd'hui, de Claude Baignières, Au Bon
Plaisir ; Le ballet en France, du quinzième siècle à
nos jours, de Boris Kochno, avec la collaboration de Maria Luz
et des lithographies originales de Picasso, chez Hachette ;La naissance d'un ballet, de Rostislav Hofman, aux Editions
du Journal Musical français, La Nef de Paris.
Aucun de ces livres ne fait mention de l'existence de Claire.
C'est
normal, Claire est devenu un personnage de fiction avant d'avoirété un sujet pour les historiens de danse. Très vite Claire n'a
plus eu de liens avec le réel. Claire s'est incarnée dans un récit
qui se raconte à travers les films Super 8 réalisés par son mari
Jacques Borret - un des premiers sociologues à proposer l'image et
le film comme support d'observation des pratiques sociologiques
contemporaines.
Jacques Borret a fait de Claire le motif principal
de ses recherches sur l'émergence de la culture des loisirs et plus
particulièrement sur le cercle familial. Il meurt tragiquement dans
sa 45e année.
Jacques avait toujours su que son regard ferait du corps d'une
seule femme l'héroïne de son obsession iconographique. Pas fou, la
femme qui peuplerait ses images pour les années à venir Jacques
l'avait choisie jambes levées à l'oblique, bras évanescents, visage
altier.
Jacques l'avait choisie dans les tirs croisés de milliers
d'autres regards estampillés Opéra balletomane. Au moins il était
sûr que ces milliers d'autres mâles fomenteraient de secrets
complots pour détourner l'abandon jambes bras visage de Claire.
Claire fidèle ferait de Jacques le roi d'un royaume de jambes, de
bras et de visages démultipliés par l'accumulation des images.
Claire : corps démembré sans cesse remembré par l'image.
Jacques régnait.
Jacques était le roi de son royaume. Pour Claire
qui était entre le commerce et l'objet de son corps son destin
oscillait entre un mariage profitable, le devenir-héroïne ou la
dégringolade des jours. Claire - mariage profitable. Après il faut
se multiplier. Les enfants arrivent. Les deux par le siège.
Accouchements douloureux. De toute façon Claire glisse. Elle glisse
sur les humiliations, sur l'étreinte obligée, sur l'argument
imparable de Jacques : je t'entretiens tu pourrais au moins.
Jacques régnait.
Jacques était le roi de son royaume. Claire
rongeait son os. Ainsi se font les destins.
J'ai intitulé cette rubrique zone risque :
l'expérience texte, entre image et réel, dans ce jeu homme femme
redoublé par le rapport passé présent, et parce que l'écriture
devient le seul recours pour aller par delà ce qui se joue entre
ces quatre vecteurs de tension, cela prend tout son sens avec le
texte que propose Alexandra Baudelot.
FB (Lien -> http://www.tierslivre.net)