Jusqu'ici, Amin Maalouf avait seulement effleuré l'histoire véridique de sa propre famille ; de Léon l'Africain au Périple de Baldassare, en passant par Le Rocher de Tanios ou Les Echelles du Levant, tel ou tel épisode, plus ou moins transfiguré, de l'aventure des siens se trouvait ainsi exploré, ou « romancé ». Mais jamais il ne s'était décidé à en faire une relation exacte et méticuleuse. Avec ce livre, c'est l'inverse : au sommet de son art, serein, avide de son propre passé, il plonge dans sa généalogie, et cette immersion fascine par sa radicalité, par son ampleur.
Car Amin Maalouf précise d'emblée que sa famille est sa seule patrie.
Qu'il se sent l'obligé de ses origines et que celles-ci, plus que toute autre détermination, disent la vérité de son être. Chez les siens, en effet, on naît naturellement nomade, cosmopolite, polyglotte ; et c'est la famille, le lignage sacré, qui fonde l'identité diasporique des êtres qui, comme lui, vont, depuis le Liban, essaimer de par le monde.
La trajectoire de ceux qui l'ont précédé, elle lui fut restituée, un jour, à la faveur d'une valise encombrée de papiers, de photographies, de traces.
Et c'est en enquêteur obsessionnel, en archiviste des siens, qu'il s'y plonge à l'occasion d'un deuil : l'histoire des Maalouf, dans ce livre, commence au milieu de XIXème siècle, sur des terres montagneuses qui appartiennent alors à un Empire Ottoman en proie à ses ultimes convulsions, et qui va bientôt se désintégrer.
Dans cette famille, on est tantôt mystique, tantôt franc-maçon. On aime le Liban mais on cultive la passion de l'exil.
On célèbre les vertus du commerce, mais aussi celles de l'enseignement et des lettres. Un grand-oncle d'Amin, Gebrayel, choisira de partir pour Cuba, tandis que le frère de celui-ci, Botros, restera au Liban. Ces deux hommes - celui qui part, celui qui reste - résumeront à eux deux la fresque qui nous est ici contée, dans sa tension entre l'ici et l'ailleurs.
L'auteur, piqué au jeu de son enquête, se plait alors à revisiter les secrets, les amours et les légendes de sa tribu.
Il ira même jusqu'à Cuba pour y retrouver, dans une scène éblouissante, un lointain cousin égaré dans une société en pleine déliquescence castriste.
Devant un tel livre, on ne peut qu'être ébloui par la façon dont Amin Maalouf s'est acquitté d'une tâche écrasante : le rendez-vous d'un grand écrivain avec la cohorte de fantômes qui l'ont fait tel qu'il est. Un rendez-vous de mots où l'anecdote, l'histoire et le roman se mêlent dans leur commune substance : l'émotion.