À la différence des peureux et des valeureux, les gens heureux n'ont pas trop d'histoires, de petites alors, pour rire, des bricoles faussement graves,... > Lire la suite
À la différence des peureux et des valeureux, les gens heureux n'ont pas trop d'histoires, de petites alors, pour rire, des bricoles faussement graves, des pseudo-chamboulements sans conséquence. Leur en inventer tient du prodige, faire sentir que leurs vies sur coussins d'air sont néanmoins à portée de catastrophes est un art tout particulier. Prenez Germain Pourrières, le héros de Loin des querelles du monde d'Anna Rozen, son septième opuscule publié au Dilettante, romancier germanopratin old school, vendeur et populaire, toujours en passe d'un dîner chic et succulent, en permanence à portée de maîtresses suaves et piquantes, et détenteur d'un agent, Jean-François, gourmet et compréhensif. Il a bien un neveu dionysiaque et non paramétrable, en partance pour l'Inde, qui encombre la douche et dont la petite amie végane commet des sculptures atroces ; il y a certes sa sour, Bergère, repliée loin de tout et reconvertie dans les dessous en poils de chèvre, dont l'amant potier catche des pains de glaise lors de happenings fougueux ; joignons au dossier l'ambition dérangeante d'un projet romanesque non commercial, une parabole SF narrée dans un style exigeant. Mais tout cela n'est en apparence qu'ondées suivies invariablement d'embellies. Il faudra la mort de Jean-François pour que Germain laisse s'épandre, secrètes, en lui tapies depuis toujours, "de vieilles larmes refoulées, calmes comme une saignée et qui le soulagent", une amertume débondée qu'amplifiera encore une idée soudaine et glaçante de son éditeur.
Au fil de ce qui prend les apparences d'une fable sociale et d'un marivaudage grinçant, Anna Rozen, avec un art certain du tacle et du faux ami, excelle à faire sentir au lecteur la lente avancée des ombres et, inexorable, la pesante montée du désenchantement.