""Descendons, il fait un froid glacial tout à coup." Il me prend par la main, la mienne est vraiment minuscule dans la sienne, et éclaire le chemin... > Lire la suite
""Descendons, il fait un froid glacial tout à coup." Il me prend par la main, la mienne est vraiment minuscule dans la sienne, et éclaire le chemin avec sa lampe de poche. Nous marchons les yeux baissés, en faisant attention où nous posons nos pas. Je ne pense qu'à cette main refermée sur la mienne. Ses doigts longs et fins, des mains raffinées et sensibles d'intellectuel, d'artiste. Mais la peau est tannée. râpée, épaisse, façonnée par la guerre et le maquis. Des mains d'homme, chaudes, fortes, indépendantes. Nous arrivons dans la partie du camp où se trouve la cabane que je partage avec Dolores. Il s'arrête à l'entrée, se penche vers moi et demande très doucement: "Je peux entrer? - Je vous en prie, commandant." Ma voix est à peine un murmure. Il sourit : "Appelle-moi Fidel."" Eté 1998. Une vieille dame cubaine, très distinguée, invite le narrateur à dîner dans son immense appartement des quartiers chics de Madrid. Elle a une histoire à lui raconter, il l'écoutera toute la nuit, fasciné. Histoire vraie, récit inventé? Nul ne sait. Aujourd'hui cette femme est morte. Reste le roman de sa passion secrète, aussi brève que fulgurante, avec le jeune révolutionnaire Fidel Castro juste avant qu'il ne conquière le pouvoir...
Il porte le képi vert de l’armée rebelle, des lunettes à monture en écaille noire
Un revolver souligne sa hanche droite, un fusil avec longue-vue ceint son épaule et de grandes jumelles pendent à sa ceinture.Il tend la main pour m’aider à me relever
Debout, je lui arrive à peine à l’épaule.« Commandant… »Honteuse d’avoir été surprise dans ma rêverie, je me mords les lèvres pour réprimer une subite colère
J’ai l’impression d’avoir été pistée jusqu’ici, débusquée dans cet abri que je croyais sûr.« C’est un bon point d’observation, mais j’en connais un encore meilleur
Viens par ici », ordonne-t-il.Il se met en marche et sans réfléchir je lui emboîte le pas, les yeux fixés sur ses hautes épaules
Il se retourne de temps à autre pour voir si je tiens la route
Le chemin n’est pas facile, les pierres roulent sous mes pas, la pente est abrupte
Il connaît la sierra mieux que personne, m’a dit Rodolfo, ses pieds se posent sans hésitation au bon endroit, avec assurance
Sa mémoire visuelle lui permet de se déplacer en pleine nuit sans jamais s’égarer
Derrière lui, je souffle mais je garde le rythme, question de fierté.« Voilà ! Qu’en dis-tu ? »Nous avons fait un bon tour pour monter plusieurs mètres au-dessus du rocher où j’aime me réfugier
J’avais pensé grimper jusque-là mais j’y avais renoncé par peur de me perdre
La vue est époustouflante.« Regarde-moi ça ! »Il me passe ses grosses jumelles
Je balaie le paysage
La sierra Maestra est longue de deux cent cinquante kilomètres et fait 30 kilomètres de large
Nous sommes sur le Pic Turquino, le point le plus haut de la sierra
Je peux voir le campement des barbus à trois kilomètres d’Alto del Naranjo, contempler la mer au loin, la côte, les plages, les baies, les ports, la pointe du caïman cubain
L’endroit est parfait pour repérer les mouvements de l’armée et des bateaux de guerre, leurs positions dans les ports, les vols de l’aviation militaire ennemie…Du gros pic, je contemple ce spectacle qui est ma fête quotidienne : la lente descente du soleil, le bouillonnement de couleurs du crépuscule
Les tons violents dont se parent les nuages ? rouge vif, jaune intense, violine ? se fondent et s’affaiblissent peu à peu
Une nuée d’oiseaux se livre à un véritable concert autour de nous
Le commandant se met à parler, comme pour lui-même : « Celui-là, c’est un zunzuncito… Là, un tocororo… On dirait qu’ils se chamaillent
Une querelle de famille, sans doute. » Il identifie chaque espèce à son chant
Je le regarde
Il a enlevé son képi, ses grosses lunettes cerclées, et son visage semble plus accessible, plus proche
Il est beau l’avocat soldat, le révolutionnaire romantique
Dolorès m’a appris qu’il a trente-deux ans
Dans le crépuscule, avec son air un peu las, plus vulnérable, il me paraît soudain très jeune
Sa voix est grave et calme, différente de celle, un peu nasale, qu’il adopte devant les micros
Il commence à me poser des questions, s’enquiert de ma famille, de mes études, des raisons qui m’ont poussée à rejoindre la sierra
Je n’ai pas l’impression de subir un interrogatoire, il parlecomme s’il s’intéressait réellement à moi
Je me rends compte qu’il sait déjà beaucoup de choses
Par Manolo sans doute, qui doit lui répéter ce que raconte Dolorès
Nous parlons de nos expériences respectives des écoles religieuses, car il a étudié chez les Jésuites.« Est-ce que tu aurais pu être religieuse ?Je crois que oui.Il est encore temps
Quel âge as-tu ?Dix-sept ans.Dix-sept ans ! Tu as l’air si sérieux que je te donnais une vingtaine d’années
»Je suis très flattée, et il le voit, sourit gentiment
Désignant ses jumelles, il me dit : « Je t’ai suivie de loin plusieurs fois avec ça
C’est mon devoir, poursuit-il devant mon air furieux, je dois savoir qui est qui et qui fait quoi dans la zone que nous contrôlons
On m’a dit que tu accomplissais un travail formidable avec les enfants
Les familles te respectent
Quant à moi, je respecte ta famille qui a toujours lutté pour l’indépendance de notre pays
Ta présence ici le prouve
Et puis… »Il baisse un peu la tête, ses yeux plongent dans les miens, impérieux, je n’ose pas me détourner mais je sens monter en moi un tremblement, j’ai du mal à me concentrer sur ce qu’il dit :« Je dois l’avouer, ta façon de te tenir à l’écart de tout et de tout le monde m’a intrigué
Voilà pourquoi j’ai voulu te rencontrer
Tu es un oiseau rare, tu as parfaitement ta place dans ces hauteurs perdues du pic Turquino. »La nuit est tombée
Nous sommes toujours assis face à l’immensité du ciel que la brume des sommets commence à recouvrir d’un voile gris
Je n’ai sur moi que ma robe de coton et un chandail pas très épais
La température a chuté et la morsure du froid me fait trembler.« Bois ça, dit-il en sortant une flasque d’une des poches de son treillis
Du bon cognac français. »J’avale deux gorgées et retrouve cette forte saveur ambrée découverte un jour d’enfance quand, souffrant d’un refroidissement, j’en avais bu un petit verre sur ordre de mon père
Ce doux souvenir apaise un instant les battements de mon cœur.« Descendons, il fait un froid glacial tout à coup
»Pour le retour, il sort une lampe de sa poche
Il me prend par la main, la mienne est vraiment minuscule dans la sienne, et éclaire le chemin
Nous marchons les yeux baissés, en faisant attention où nous posons nos pas.Moi, je ne pense qu’à cette main refermée sur la mienne
Ses doigts sont longs et fins, ce sont des mains raffinées et sensibles d’intellectuel, d’artiste
Mais la peau est tannée, râpée, épaisse, façonnée par la guerre et le maquis
Ce sont des mains d’homme, chaudes, fortes, indépendantes.Nous arrivons dans la partie du camp où se trouve la cabane que je partage avec Dolorès
Il s’arrête à l’entrée de macasita, se penche vers moi et demande très doucement :« Je peux entrer ?Je vous en prie, commandant
Après L'Ile du lézard vert (prix Goncourt des lycéens), et Rhapsodie cubaine (prix Interallié), La Maîtresse du commandant Castro est le treizième roman d'Eduardo Manet.