C'est une façon de la mémoire : on remonte à soi des morceaux de scènes où l'on se voit jouer, rire à l'objectif, adossé à une barrière ou l'air absent, regardant vaguement au-dedans de soi dans un costume étriqué à la manière du Gilles de Watteau.
Les souvenirs ne sont pas des scènes enregistrées subjectivement par la caméra de nos yeux, mais des images que celui que nous sommes aujourd'hui observe par-dessus l'épaule de celui qu'il était autrefois et qu'il a perdu.
Nous sentons bien qu'ici un certain retournement nous regarde. Des paysages, des visages saisis dans leur silence et pourtant comme au bord de se dire. Le deuil que l'on fait de soi-même à chaque instant. Ou plutôt que l'on ne parvient pas à faire, revenant toujours trop tard sur ce mouvement intime qui nous échappe. C'est ce qui hante nos figures.
Ce qu'aura constamment recherché Sebald, regardant « des photographies ou des films documentaires de la guerre », des archives de toutes sortes dans « le silence qui règne sur les ruines », c'est ce « déficit » que lui laisse l'arrière-plan de sa propre vie.
Né un an avant la fin de la guerre, il lui semble que c'est de là qu'il vient et que « tombe sur [lui], venu[e] de cette ère d'atrocités [qu'il n'aura] pas vécu[e] une ombre à laquelle [il n'arrivera] jamais à [se] soustraire tout à fait ».
Pareil silence obscur règne sur nos souvenirs. On ne sait jamais tout à fait de quelle fabrique ils sont issus, ce qu'ils écrivent. Ils lèvent à nos regards des armées de personnages comme chaque jour se lève devant nos yeux l'étrangeté de notre nouveau visage.
Il m'a toujours semblé que c'était ce genre de « destins secrets » vers lesquels Claire Tabouret orientait sa peinture.
En sondant, dans une grisaille soutenue par des teintes vives (Claire Tabouret peint l'ombre depuis la lumière, à l'inverse de peintres qui partent de l'obscur pour gagner progressivement en clarté), quelque chose comme les rêves de ces spectres.
De manière de plus en plus évidente ces dernières années, avec la prééminence des portraits d'enfants dont certains lui ressemblent (images d'enfance, parents ?) et les autoportraits initiés lors d'une résidence en Chine et dont elle dit qu'ils lui sont une manière chaque jour de se retrouver, elle semble engagée dans une sorte de Bilderatlas Mnemosyne à la manière d'Aby Warburg, un montage d'images pour un atlas de la mémoire.
On l'imagine comme Austerlitz, le personnage du roman de Sebald, attablée devant les documents comme à une patience : « Il les étalait face en bas, comme pour une réussite, et ensuite, chaque fois étonné par ce qu'il découvrait, il les retournait une à une, tantôt les déplaçait, les superposait selon un ordre dicté par leur air de famille, tantôt les retirait du jeu jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la surface grise de la table ou bien qu'il soit contraint, épuisé par son travail de réflexion et de mémoire, de s'allonger sur l'ottomane. » Dans ce travail de plis, de déplis et de replis, de retournements qu'a très justement saisi Léa Bismuth jusqu'à en faire l'expérience pour elle-même, les images de Claire Tabouret suspendent le déroulement du récit, marquent un temps.
À la manière des « fictions réalistes » de Sebald, elles désignent une réversibilité de la fiction et de la réalité. N'y a-t-il de fiction qu'enracinée dans la réalité ? Et de réalités que celles susceptibles à chaque instant de prendre des allures de fictions ? « Les souvenirs sont-ils des constructions comme les rêves ou les fantasmes ? Les souvenirs existent-ils ? Dans quelles marges inaccessibles sont-ils donc retenus, à l'abri de quelle folie ? », semblent-elles demander avec insistance.
Naturellement, le texte par lequel Léa Bismuth accompagne ces figures anonymes d'acteurs de l'histoire s'accorde aux mouvements du temps, aux confessions que l'on fait aux journaux intimes ou aux lettres quand ceux-ci mélangent ce que l'on se dit à soi-même et ce que l'on confie à d'autres.
Écrivant, elle s'en remet à cette fragilité, avouant des larmes, des rires, le blanc des neiges, la solitude. Elle se demande alors ce que rejoignent en elle ces figures peintes, cette petite fille bandée qui interrompt son jeu, « immobilisée dans une chorégraphie muette ». Et c'est en lisant Proust qu'elle retrouve l'ambiguïté de ces images dont on ne sait si elles émergent de la mémoire ou de rêves.
« Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables que celles que l'imagination avait formées et la réalité détruites. »
Ponctué de ces extraits de La Recherche, le texte de Léa Bismuth adopte la forme des vertiges de l'introspection, cheminant au bord des cavités abruptes de la mémoire.
Ce que ces fillettes, ces fratries, ces silhouettes anonymes disent pour soi c'est la perte ; comment une part de nous s'engouffre dans les abîmes du temps et comment cette part justement réclame qu'on la rêve.
Ces quelques pages n'expliquent pas, ne prétendent pas à l'analyse des images mais, faites-en l'expérience, lorsque vous revenez aux tableaux, il vous semble y lire un peu plus qu'avant.
Collées les unes aux autres, scellées dans la nuit du livre, lettres et images semblent réciproquement avoir abandonné leurs reflets, comme ces cartes que l'on retrouve coincées aux pages de vieux ouvrages et que l'humidité et le temps ont imprimées en demi-teintes sur le texte.
Jérémy LIRON