Yòrgos Ioànnou, Douleur du Vendredi saint |
présentation par Michel Volkovitch
Yòrgos Ioànnou n'ayant jamais écrit que sur lui-même, de façon
souvent très allusive, quelques indications sur sa vie ne feront
pas de mal au lecteur. Ioànnou naît à Thessalonique en 1927 de
parents réfugiés, chassés de Turquie un peu plus tôt. Le père est
cheminot, le fils devient professeur de lettres classiques.
Il
exerce un peu partout en province, et même en Libye pendant deux
ans - son seul voyage hors de Grèce. Il publie deux minces recueils
de poèmes et un de prose. En 1971, à quarante-quatre ans, quand
paraît Le sarcophage, il est encore pratiquement
inconnu.
Le sarcophage est l'histoire d'un couple. Elle, c'est
Thessalonique, ville d'enfance et d'adolescence, mère détestée
autant qu'aimée.
Lui, c'est l'auteur lui-même. Ces 29 textes brefs
forment une autobiographie à peine transposée. Ioànnou n'invente
pas ses histoires : on n'écrit bien, dit-il, que sur ce qu'on
a soi-même vécu. Plutôt que des nouvelles, ces textes sont des« proses », comme il les appelle, à mi-chemin entre
l'autobiographie, la fiction et l'essai. Ajoutons-y la
chronique : Ioànnou ne cesse d'entrelacer drames personnels et
collectifs.
Le charme et la force de ce livre, et des suivants,
viennent en partie de là, de cet équilibre entre le je et le nous.
En fait, mine de rien, par petites touches, brefs coups de
projecteur, c'est l'âme grecque tout entière que capte Ioànnou.
Tout est là, senti, vécu : l'héritage antique, la religion
byzantine, les traditions populaires - la « Grèceéternelle », encore vivante alors, survivante aujourd'hui.
Il
fallait, pour la rejoindre ainsi, un homme à la fois savant et
simple, comme Ioànnou ; un homme que sa culture a mené vers
ses racines lointaines sans l'éloigner de ses origines populaires,
non moins précieuses pour lui.
Mais si les récits de Ioànnou fascinent à ce point, c'est qu'à
travers la chronique son auteur va plus loin, plus profond - sesécrits tournent toujours autour de la grande révélation de sa
jeunesse : la force d'Éros, de Thanatos, et surtout les liens
secrets qui les unissent.
Éros, pour Ioànnou, est une blessure perpétuelle.
Il désire les
hommes, dans un temps et un lieu où la chose n'est plus permise, ou
pas encore. L'écriture chez lui naît en grande partie d'un besoin
lancinant de se confier, d'avouer une douleur inavouable, de
vaincre une solitude infernale, de se libérer d'une masse de
culpabilités ; écrire est une confession. Ou plutôt (et le
lecteur y gagne) une demi-confession : ce qui donne à ces
pages cette tension, cette urgence, c'est la lutte intérieure - et
les ruses infinies - de quelqu'un qui crève à la fois d'envie de
tout dire et d'angoisse d'avoir tant à cacher.
D'autant qu'au
tourment intime s'en est joint un autre, collectif, pendant toutes
les années de la dictature des Colonels, avec tous ses interdits,
ses répressions cruelles et les prudences verbales qu'elle
impose.
Après Le sarcophage, Ioànnou quittera pour toujours sa
ville natale où il étouffe. Devenu athénien, il écrira encore deux
livres d'essais sur Thessalonique et d'autres recueils de proses,
dont Le dernier héritage, digne prolongement duSarcophage, et surtout, publié en 1980, le flamboyantDouleur du Vendredi saint.
Que s'est-il passé ? Voici le livre le plus étonnant de
Ioànnou.
On reconnaît bien son monde et pourtant tout a changé.
L'auteur est toujours là, au coeur de ces récits composites,
inclassables - même si, à vrai dire, la part de fiction semble ici
plus grande, même si l'auteur-protagoniste se dissimule à moitié
parfois, passant du je au il - et même, une fois, sans doute, au
elle. On reconnaît aussi les thèmes - solitude, amours impossibles,
union de l'amour et de la mort, du sexe et du sacré, du désespoir
et de l'espérance.
Il est vrai que cette fois le narrateur
s'enhardit, l'autocensure se relâche, l'aveu se fait nettement plus
explicite. Mais la grande nouveauté, c'est un spectaculaire
changement de voix. L'écriture ancienne de Ioànnou, brève,
ramassée, à la fois dense et trouée de silences - du court qui en
dit long - est soudain balayée par un grand souffle, comme si une
digue cédait soudain, et un torrent de mots déboule tout au long de
paragraphes immenses, de phrases qui n'en finissent pas, dans des
histoires qui sentent l'insomnie et la fièvre, hallucinées, égarées, où les lieux et les temps parfois se mêlent, brûlantes, où
parfois l'on se perd.
Le sommet de cette vague - ou le fond de ce tourbillon -, c'est
sans doute la nouvelle éponyme, aux phrases débordantes,
grouillantes comme la foule, étouffantes comme le parfum des
fleurs, obsédantes comme des chants d'église, scandées par des
citations des Écritures à la fin des paragraphes -« comme des
points d'orgue ou des stations sur le chemin de croix »,
m'écrit l'auteur dans une lettre en 1982.
Toute la sensualité que
les Grecs ont mise dans la religion, cet étonnant mélange de Jésus
et de grand Pan toujours vivant, aucun texte ne l'a aussi bien
montré, je crois, que ces dix pages illuminées. Elles resteront ce
que Ioànnou a écrit de plus fort et de plus fou, mais les douze
autres nouvelles du recueil sont à peine moins frappantes, par
l'étrangeté des situations, leur érotisme imprégné d'angoisse,
l'accord entre héritages païen et byzantin, et par l'audace
exacerbée d'une écriture aventureuse, tâtonnante par instants,
excessive, mais dont les excès eux-mêmes sont nécessaires.
Ioànnou n'ira pas plus loin.
Il reviendra plutôt en arrière dans
ses derniers textes. Il meurt prématurément, en 1985, à
cinquante-sept ans, laissant d'autres proses, des traductions du
grec ancien et du latin, des recueils de contes, de chants
populaires, de pièces pour le théâtre d'ombres. Il m'a donc laissé
seul au moment où je m'apprêtais à m'occuper de lui. Le traduire a
toujours été pour moi une obsession. J'ai à peine connu l'homme, je
ne partage pas ses choix amoureux, mais ses choix d'écriture sont
tout proches des miens.
Ses écrits ne sont pas seulement parmi mes
préférés, toutes langues confondues ; si je me suis mis àécrire, c'est en partie grâce à eux ; ce sont eux surtout qui
m'imprègnent et que j'imite sans le savoir quand je délaisse les
Grecs pour l'écriture en solo.
Entre mes premières traductions de Ioànnou et celles que
j'achève aujourd'hui, vingt ans ont passé. M'ont freiné divers
obstacles matériels, éditoriaux par exemple.
J'ai eu la chance de
caser dans une revue le texte initial, mais quel éditeur français,
avant publie.net, aurait osé publier l'ensemble ? Une
splendeur si insolite ! Des nouvelles en plus, genre méprisé
chez nous !
La présente édition propose onze textes sur treize. Certains
passages, obscurs pour les Grecs eux-mêmes - y compris parfois pour
les familiers de l'écrivain - reçoivent une tentative d'explication
dans les notes.
Ma traduction arrondit un peu certains angles, mais
j'aurais dénaturé le texte en y versant trop de lumière. Un grand
merci à Ghislaine Glasson-Deschaumes qui accueillit Ioànnou jadis
dans la revue Lettre internationale, ainsi qu'à Dìmitra et Mihàlis
Milaràkis, soeur et beau-frère de l'écrivain, et Orsalìa Synteli,
qui m'ont patiemment guidé dans certains passages obscurs.
MV (Lien -> http:=//www.volkovitch.com)