Que l'on se représente un Européen, un homme de la civilisation, transporté pour la première fois sous les tropiques, le premier sentiment qu'il éprouvera à la vue de la végétation exubérante de ces contrées, ce sera sans doute l'étonnement, l'admiration. Mais lorsqu'il se sera familiarisé avec l'aspect étrange et pittoresque du pays, ne se sentira-t-il pas pénétré peu à peu d'une série de surprises charmantes, en retrouvant au milieu de tant de produits, en apparence étrangers, ceux auxquels il a été habitué dès son enfance, les vulgaires ingrédients même de tout ménage européen, tels que le thé, le café, le sucre, les épices, tant de denrées connues, tant de vieux amis, pour ainsi dire, qu'il voit là pour la première fois vivant de leur grande vie, se développant sur leur sol natal, dans toute la vigueur et la beauté de leur nature primitive ? Tel a dû être, sans doute, le sentiment des premiers voyageurs français qui ont traversé le Rhin pour venir étudier en Allemagne la littérature et les mours.
L'impression d'étrangeté produite par une langue inconnue et des physionomies nouvelles une fois surmontée, ils ont dû reconnaître dans cette Allemagne si calomniée, sur cette terre un peu barbare à leurs yeux, le digne berceau de grandes institutions, de sublimes découvertes. Ils ont dû saluer avec joie cette grande usine intellectuelle d'où nous est venue la poudre à canon, qui a mis fin au moyen âge et à la barbarie, l'imprimerie, qui a fondé la société moderne sur le principe de la liberté, la Réforme, qui a spiritualisé le christianisme et l'a rendu apte à se fondre dans les institutions publiques et à les conduire au progrès.
L'Angleterre était beaucoup plus connue des Français, surtout au point de vue politique, mais, littérairement parlant, elle l'était assez mal. Chateaubriand dit lui-même dans son Essai sur la littérature anglaise : « Lorsqu'en 1792, je me réfugiai en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des jugements que j'avais puisés dans les critiques de Voltaire, de Diderot, de La Harpe et de Fontanes.
» Il fallut qu'un courant électrique passât sur toute l'Europe et lui imprimât le même élan, la même secousse douloureuse, pour que Français, Anglais, Allemands se rapprochassent par le sentiment et par l'imagination, et produisissent ensemble, au moyen de contrecoups réciproques, ce grand réveil littéraire du xixe siècle, qu'on a baptisé du nom de romantisme.